Chirox, le Mek émissaire
Un conte du Jihad Butlérien
Quand le vaisseau de guerre blindé se posa sur Giedi Prime, la population attendait la nouvelle d’une grande victoire contre les démoniaques machines pensantes. Mais il suffit d’un regard au jeune Vergyl Tantor pour savoir que la bataille pour défendre la Colonie de Peridot ne s’était pas passée comme ils s’y attendaient tous.
Sur la périphérie du spatioport, Vergyl se pressait avec les autres : jeunes recrues au regard fasciné, vétérans trop âgés pour aller combattre les robots d’Omnius. Son cœur battait follement dans sa poitrine.
Il priait pour que son frère adoptif, Xavier Harkonnen, soit sain et sauf.
Le vaisseau endommagé se posa dans le cercle d’atterrissage, tel un animal marin s’échouant sur un récif.
Vergyl observa les cicatrices noires de la coque et tenta d’imaginer quel genre d’armes kinétiques et de projectiles énergétiques les robots avaient utilisé contre les courageux jihadis.
Vergyl aurait voulu être avec eux, mais Xavier – commandant du groupe d’intervention – semblait combattre la volonté de son frère comme il combattait l’ennemi.
Des officiers surgirent dès que les sas s’ouvrirent. On avait appelé tous les personnels médicaux de la cité. D’autres arrivaient par navette de tous les continents de Giedi Prime pour soigner les blessés et les colons rapatriés.
Des postes de tri et de secours avaient été installés. Les militaires étaient admis en priorité en raison du serment qu’ils avaient prêté pour être volontaires dans le vaste combat initié par Serena Butler. Ensuite venaient les mercenaires, avec les réfugiés de Peridot.
Vergyl se lança dans le flot humain. Il voulait savoir ce qu’était devenu le Segundo Harkonnen. Il était bouleversé par l’inquiétude. Est-ce que son grand frère avait été tué dans une action héroïque ? Ou bien Xavier était-il tout près, refusant de quitter le vaisseau jusqu’à ce que tous ses hommes soient soignés ? L’un et l’autre scénario lui ressemblaient.
Épuisé, ruisselant de sueur, il sombra dans une sorte de transe, suivant instinctivement les ordres, aidant les blessés, les brûlés et les réfugiés désespérés.
Il surprit des conversations à propos du massacre de la petite colonie au secours de laquelle les jihadis étaient partis quand les machines avaient fondu sur celle des Mondes Synchronisés.
La Colonie de Peridot, cependant, n’avait été que le théâtre d’escarmouches, comme tant d’autres, depuis que Serena Butler en avait rallié tant d’autres à sa cause après que les machines eurent assassiné Manion. Le fils de Xavier.
Les mouvements de marée du Jihad avaient gravement touché les deux camps sans qu’une force ait réussi à prendre le pas sur l’autre. Alors que les machines pensantes continuaient à construire des robots de combat, les humains ne pouvaient remplacer leurs forces. Serena, cependant, continuaient de prononcer des discours ardents afin de recruter de nouveaux soldats pour sa guerre sainte. Mais les morts étaient tellement nombreux que le Jihad se refusait à en révéler le chiffre en public. Seule la bataille comptait.
Après le massacre de Honru, sept ans auparavant, Vergyl avait postulé pour faire partie de la force militaire du Jihad. Il considérait que c’était son devoir d’humain, même s’il avait perdu Xavier et Manion, l’enfant martyr. Ses parents avaient tout tenté pour qu’il attende. Il n’avait que dix-sept ans, mais il avait refusé de les écouter.
De retour sur Salusa après un engagement violent et difficile, Xavier avait surpris ses parents en offrant à Vergyl un sauf-conduit qui lui permettrait d’entrer dans l’armée et de commencer sa formation. Le jeune Vergyl avait sauté sur l’occasion sans deviner que Xavier avait ses plans personnels. Protecteur, le Segundo Harkonnen avait veillé à ce que Vergyl soit assigné à un poste sûr, tranquille, ici même, sur Giedi Prime, où il pourrait participer à l’effort de reconstruction, loin des théâtres de guerre.
Ainsi, Vergyl se trouvait sur Giedi Prime depuis des années et il était parvenu lentement au grade de second decero dans la Brigade de Construction… sans participer à aucune action militaire. Pendant que les vaisseaux de guerre de Xavier allaient de planète en planète, protégeant l’humanité contre les légions mécanisées et impitoyables du suresprit Omnius.
Vergyl ne tenait plus le compte des corps qu’il avait transportés. Enfin, un après-midi torride, alors qu’il déposait un brancard dans une unité de tri, il leva les yeux et son cœur se serra de bonheur. En haut d’une échelle de coupée, un commandant venait de surgir dans la clarté de Giedi Prime.
Le Segundo Xavier Harkonnen était en uniforme impeccable avec tous ses insignes dorés.
En souriant, Vergyl soupira. Xavier s’en était sorti. Son héros avait dirigé la force qui avait libéré Giedi Prime de l’esclavage des cymeks et des machines. Il avait commandé les forces humaines qui avaient déclenché la purification atomique de la Terre, la première grande bataille du Jihad.
Et il ne s’arrêterait pas jusqu’à l’éradication des machines.
Mais tandis que Vergyl observait son frère qui descendait la rampe, il remarqua qu’il avait le pas lourd, les gestes las, et que son expression restait figée, passive. Il ne lisait pas la trace d’un sourire, d’un éclair dans ses yeux gris. Il avait un visage de pierre. Comment avait-il pu vieillir à ce point ? Vergyl l’avait toujours idéalisé. Il avait besoin de lui parler comme un frère, d’apprendre le récit de ce qui lui était arrivé.
Mais le Segundo Harkonnen ne permettrait jamais à quiconque de pénétrer dans ses sentiments profonds. Il était un chef trop exigeant pour cela.
Vergyl agitait les bras en criant dans la foule et Xavier le reconnut enfin dans l’océan des visages. Un instant, il sourit, puis son visage s’effondra, comme si la vague lourde des souvenirs récents lui revenait. Ses collègues accompagnèrent leur officier héroïque jusqu’à Giedi City.
Avec ses officiers, Xavier Harkonnen passa des heures en rapports et débriefings avec les fonctionnaires de la Ligue, mais il insista pour s’évader de ces corvées afin de passer quelques heures avec son frère.
Mais il arriva à la petite maison de Vergyl encore fourbu, les yeux rouges, l’air ravagé. Ils s’embrassèrent et Xavier resta lointain un instant avant de se laisser aller dans les bras de son frère. Vergyl sentit les émotions que son frère refoulait. Il lui présenta celle qui était son épouse depuis deux ans et que Xavier n’avait encore jamais rencontrée.
Sheel était jeune et brune et n’avait jamais reçu un invité aussi important. Elle n’avait même pas fait le voyage jusqu’à Salusa Secundus pour rencontrer les parents de Vergyl ou visiter le domaine de la famille Tantor. Mais elle se comporta avec Xavier comme s’il était simplement le frère bien-aimé et non pas une gloire de la Ligue.
L’un des vaisseaux marchands d’Aurelius Davenport était arrivé une semaine auparavant avec du mélange d’Arrakis. Sheel avait dépensé une semaine de salaire pour avoir suffisamment d’Épice pour le dîner qu’elle concoctait.
Durant le repas, la conversation demeura discrète et banale, et il ne fut pas question de la guerre. Exténué, Xavier semblait ne pas remarquer les saveurs, même la salade exotique à base de mélange. Sheel semblait déçue, mais son mari lui expliqua en chuchotant que son frère avait perdu en grande partie son goût et son odorat durant une attaque au gaz des cymeks, ainsi que ses poumons. Même s’il respirait avec des organes artificiels d’origine Tlulaxa, il ne lui restait que peu de goût.
Quand on servit le café d’Épice, Vergyl ne put s’empêcher de demander.
— Xavier, veux-tu me dire comment ça s’est passé sur Peridot. C’était une victoire ou bien… est-ce que les machines nous ont vaincus ?
Xavier leva la tête et détourna le regard.
— Le Grand Patriarche Iblis Ginjo dit que nous ne connaissons aucune défaite. Rien que des victoires… et des victimes morales. Peridot tombe dans cette dernière catégorie.
Sheel serra le bras de son mari pour qu’il retire sa question. Mais Vergyl ne s’interrompit pas et Xavier poursuivit :
— Peridot était attaquée depuis une semaine avant que le plus proche groupe de combat reçoive son appel de détresse. On massacrait les colons. Les machines avaient l’intention d’écraser la colonie pour établir un Monde Synchronisé, en reconstruisant l’infrastructure afin d’installer une nouvelle copie d’Omnius.
« L’Armée du Jihad n’était guère présente dans ce secteur, si l’on excepte mon vaisseau et une poignée de soldats. Nous n’avons eu d’autre choix que de riposter : il n’était pas question de perdre une nouvelle planète. Et j’avais toute une légion de mercenaires. »
— Des soldats de Ginaz ? Les meilleurs ?
— Oui, pour une part. Nous sommes intervenus plus vite que les machines ne s’y attendaient, avec force et sans merci, en utilisant tous nos moyens. Mes soldats se sont comportés comme des diables et beaucoup sont tombés au combat. Mais nous avons détruit un grand nombre de machines. Malheureusement, quand nous sommes arrivés, bien des cités avaient été ravagées et leurs habitants massacrés. Mais l’Armée du Jihad a réussi sa percée et, par miracle, nous sommes parvenus à repousser les forces ennemies.
« Plutôt que de chiffrer leurs pertes et de se retirer, comme le font habituellement les robots – ils étaient cette fois programmés pour la politique de la terre brûlée –, ils ravagèrent tout ce qui se trouvait devant eux. Ils ne laissèrent aucun survivant, aucune construction, aucune touffe d’herbe.
Sheel, la gorge serrée, dit : « C’est terrible. »
— Terrible ? fit Xavier. Je ne peux décrire ce que j’ai vu. Il ne restait que peu de colons. La Colonie de Peridot n’est pas tombée aux mains des machines, mais elle n’est plus habitable par les humains. (Il soupira.) Ce qui semble être le destin des mondes du Jihad.
— Laisse-moi combattre Omnius à tes côtés ! Il est grand temps que je participe à de vraies batailles !
Xavier Harkonnen parut s’éveiller, avec une expression désespérée :
— Non, Vergyl, tu ne peux vouloir ça ! Jamais !
Vergyl signa un contrat pour travailler sur le vaisseau de guerre du Jihad qui allait rester en cale de réparation durant deux semaines. Au moins, s’il ne pouvait partir combattre sur les terrains des planètes étrangères, il rechargeait les armes, remplaçait les boucliers Holtzman détériorés et renforçait le blindage.
Cet après-midi-là, alors qu’il vérifiait l’état des réparations sur son pad de contrôle, Vergyl se trouva devant la porte métallique de l’une des pièces d’exercice du vaisseau. Il entendit un claquement de métal et les grognements sourds de quelqu’un qui faisait un effort violent.
Il se rua dans la pièce pour s’arrêter brusquement, étonné. Un homme couvert de cicatrices – un mercenaire à en juger par ses longs cheveux emmêlés – affrontait un robot de combat. La machine avait trois paires de bras articulés, qui tenaient chacune une arme létale. Elle se déplaçait en bonds gracieux et flous sans cesser de frapper son adversaire humain qui se défendait parfaitement à chaque assaut.
Le cœur de Vergyl se serra. Comment une des machines ennemies avait-elle pu se glisser à bord du vaisseau de Xavier ? Omnius leur avait-il envoyé un espion ou un saboteur ? Y en avait-il d’autres à bord ? Le mercenaire porta un coup à la machine avec son épée vibrante, et l’un des six bras retomba, inerte.
Vergyl sut qu’il devait intervenir et, en poussant un cri de guerre, il s’empara d’un bâton sur un râtelier et chargea. Le mercenaire réagit aussitôt et leva la main en lançant :
— Arrête, Chirox !
Le mek s’immobilisa. Et le mercenaire, haletant, abaissa sa garde. Vergyl s’était arrêté. Son regard allait du robot ennemi au combattant musclé.
— Ne vous inquiétez pas, dit le mercenaire, c’était juste un simple exercice.
— Avec une machine ?
L’homme aux longs cheveux sourit. Des cicatrices se plissèrent sur ses pommettes, son cou, ses épaules nues et son torse.
— Les machines pensantes sont nos ennemies dans ce Jihad, jeune officier. Si nous devons développer nos talents de combat face à elles, quel meilleur adversaire trouver ?
Maladroitement, Vergyl laissa tomber son bâton, le visage empourpré.
— Ça me paraît logique.
— Chirox n’est qu’un substitut d’ennemi, une cible. Dans mon esprit, il représente toutes les machines pensantes.
— Une sorte de bouc émissaire.
— Un mek émissaire, oui. Nous pouvons le régler sur différents niveaux de combat pour les exercices. (Il s’approcha du robot à la posture menaçante.) Désactive.
La machine abaissa ses bras armés qu’elle récupéra dans son unité centrale, y compris le bras endommagé, et attendit d’autres instructions. Avec une grimace, l’homme abattit la poignée de son épée sur le torse du mek, le forçant à reculer d’un pas. Les capteurs optiques clignotèrent en orange. Mais le reste du visage, avec sa bouche et son nez grossiers, ne réagit pas.
D’un geste confiant, le mercenaire tapota le torse de métal.
— Ce robot aux pouvoirs limités – je déteste le terme machine pensante – est sous notre contrôle absolu. Il est au service des mercenaires de Ginaz depuis près de trois générations. (Il désactiva son épée à pulsion qui était conçue pour brouiller les circuits gel les plus sophistiqués.) Je suis Zon Noret, l’un des combattants assignés sur ce vaisseau.
Intrigué, Vergyl risqua :
— Où avez-vous trouvé cette machine ?
— Il y a un siècle, un éclaireur de secours de Ginaz est tombé sur un vaisseau chargé de machines pensantes qui avait subi des avaries. C’est comme ça que nous avons récupéré ce robot de combat déglingué. Depuis, nous avons effacé ses souvenirs et réinstallé un nouveau programme de combat. (Noret posa la main sur une épaule de la machine.) De nombreux robots des Mondes Synchronisés ont été détruits à cause de ce que Chirox nous a appris. C’est un professeur très doué. Sur l’archipel de Ginaz, les nouveaux pratiquent tous leurs talents contre lui. Il nous a apporté tant d’informations sur l’art de combattre nos ennemis que les mercenaires ne le considèrent plus comme une machine mais comme un allié.
— Un robot notre allié ? Serena Butler n’aimerait pas trop entendre ça, fit Vergyl sur la défensive.
— Bien des choses se passent dans ce Jihad dont Serena Butler ignore tout. Je ne serais pas surpris d’apprendre que d’autres meks comme celui-ci sont sous notre contrôle (Il eut un geste de rejet.) Mais nous visons tous le même but et les détails sont insignifiants.
Vergyl remarqua qu’une des blessures de Noret semblait encore fraîche.
— Est-ce que ne devriez pas vous remettre de la bataille plutôt que de continuer à combattre ?
— Un mercenaire ne s’arrête jamais, dit Noret. Je vois que vous êtes un officier vous-même.
Vergyl eut un soupir excédé.
— J’appartiens à la Brigade de Construction. Ce n’est pas ce que je voulais. Je préférerais aller me battre… mais c’est une longue histoire.
— Quel est votre nom ?
— Second Decero Tantor.
Sans réagir, Noret regarda tour à tour le mek et le jeune officier.
— Mais on pourrait peut-être vous donner un petit avant-goût de la bataille.
Le pouls de Vergyl s’accéléra.
— Vous me permettriez ?…
Zon Noret hocha la tête.
— Si un homme veut se battre, on doit lui en donner le droit.
— C’est tout ce que je souhaite, dit Vergyl en haussant le menton.
— Je vous préviens : il s’agit d’un mek d’exercice, mais il peut tuer. Je déconnecte souvent son protocole de sécurité pour les exercices les plus durs. C’est ce qui explique que les mercenaires de Ginaz soient si bons.
— Pourtant, il doit exister des blocages, sinon il ne serait plus un excellent instructeur.
— Un entraînement sans risque n’est pas réaliste. Cela ramollit l’élève parce qu’il croit ne pas courir de danger. Par son concept même, Chirox n’est pas comme ça. Il pourrait vous tuer.
Un élan de bravoure monta en Vergyl, mais il espérait ne pas se comporter en idiot.
— Je peux m’en sortir seul. J’ai subi l’entraînement du Jihad. Laissez-moi le combattre, comme vous.
Le mercenaire haussa les sourcils, à la fois amusé et intéressé.
— Quelle arme choisissez-vous, jeune guerrier ?
Vergyl regarda le simple bâton qu’il avait pris.
— Je n’ai apporté que ça.
Noret lui présenta son épée.
— Vous savez comment vous en servir ?
— Elle ressemble à celle que nous avions pour l’entraînement de base, mais c’est un modèle plus récent.
— Exact.
Noret activa l’arme et la tendit à Vergyl.
Vergyl leva l’épée pour mesurer son poids. Ses arcs scintillants d’énergie destructrice glissèrent sur la lame.
Il inspira profondément et examina le mek, dont le regard orange ne lui répondit pas… Il attendait. Les capteurs changèrent de direction, observèrent l’approche de Noret, et le mek se prépara pour un autre adversaire.
Quand le mercenaire activa la machine, deux bras seulement sortirent du torse. Une main tenait une dague, l’autre était vide.
— Il va se battre contre moi sur le réglage minimum, se plaignit Vergyl.
— Chirox veut probablement vous tester. En combat réel, votre adversaire ne va pas vous donner un résumé de ses talents.
Vergyl s’approcha prudemment du mek avant de se déplacer sur sa gauche et de décrire un cercle en maintenant son épée levée. Il avait la paume humide et relâcha un peu son étreinte. Le mek lui fit face. Sa main armée pivota et Vergyl abattit son épée avec une pulsion violente qui fit frémir le robot.
— Pour moi, ça n’est qu’une stupide machine.
Il s’était attendu à ce genre de combat et il se porta sur son adversaire et le frappa au torse. L’épée à pulsion laissa une trace mauve de décoloration sur le métal. Il pressa une touche bleue sur la poignée de l’épée jusqu’au réglage de haut niveau.
— Visez la tête, lui conseilla Noret. Brouillez ses circuits pour le ralentir. Si vous ne frappez pas correctement Chirox, il n’aura besoin que d’une minute ou deux pour se reconfigurer.
Mais Vergyl manqua la tête et la lame de son épée dérapa jusqu’à l’épaule. Des étincelles multicolores crépitèrent sur tout le corps du robot et il lâcha la dague qui claqua sur le sol. Un nuage de fumée monta de sa main.
Excité, Vergyl se précipita pour l’estocade. Peu lui importait soudain qu’on eût besoin de cette unité de combat pour l’entraînement des mercenaires. Il voulait la détruire, la réduire en cendres. Il pensait à Serena, au petit Manion, à tous les humains qui avaient été massacrés… et à son incapacité à se battre pour le Jihad. Pour l’heure, ce bouc émissaire mécanique ferait l’affaire.
Mais, alors qu’il s’avançait, le métal fluide de la main libre de Chirox se reforma et produisit un glaive à la lame indentée. L’autre main cessa de lancer des étincelles et une nouvelle arme se forma.
— Prenez garde, jeune guerrier. Nous ne voulons pas que l’Armée perde vos talents de constructeur.
— Je n’ai pas peur de cette machine ! dit Vergyl d’un ton coléreux.
— La peur est quelquefois la sagesse…
— Même contre un adversaire stupide ? Chirox ne sait même pas que je suis en train de le ridiculiser, non ?
— Je ne suis qu’une machine, récita le mek de sa voix synthétique.
Vergyl, déconcerté, crut avoir décelé une note de sarcasme dans cette réplique. Tel un masque de théâtre, le visage du mek n’avait pas changé d’expression.
— D’ordinaire, Chirox ne dit pas grand-chose, dit Noret en souriant. Allez-y, remettez ça. Mais moi-même, je ne sais pas quelles surprises il a encore en réserve.
Vergyl recula et étudia les fibres optiques du robot qui se concentraient sur son épée à pulsion.
Brusquement, Chirox se fendit avec son glaive ébarbé avec une vitesse et une agilité inattendues. Vergyl tenta de parer le coup, mais pas assez vite, et le glaive entailla profondément son bras. Il roula sur le sol pour échapper à la machine et ne jeta qu’un bref coup d’œil à sa blessure en se redressant.
— Beau coup, dit Noret d’un ton indolent, comme s’il lui importait peu que le robot tuât Vergyl. Cela faisait partie du sport et de sa profession. Un mercenaire avait besoin d’un esprit dur, mais Vergyl, qui n’en était pas doté, se souciait de s’être mis dans une situation à laquelle il n’était pas préparé. Le mek avançait avec des figures rapides, imprévisibles, attaquant souvent avec une rapidité fluide.
Vergyl allait de droite à gauche, faisant tournoyer son épée. Il se dérobait souvent au sol, prêt à une contre-attaque brillante. Mais il ne savait pas comment s’en dégager. S’il ratait son coup, cela pouvait lui être fatal.
Il porta un coup sur la boîte du panneau de Chirox, sur son côté, qui se mit à rutiler. Le robot s’arrêta. Un bras mince et agile émergea de son torse et ajusta quelque chose à l’intérieur.
— Il peut se réparer lui-même ?
— La plupart des meks de combat en sont capables. Vous vouliez un combat en règle avec une machine, n’est-ce pas ? Je vous ai prévenu.
Soudain, Chirox attaqua Vergyl plus vite et plus durement qu’avant. Deux autres bras surgirent de son corps. L’un tenait une longue dague à la lame dentelée. L’autre, un fer à marquer ardent.
Zon Noret dit quelque chose d’un ton anxieux, mais ses paroles étaient étouffées.
— Je suis un jihadi, souffla Vergyl.
Il se résigna à son destin mais, dans le même temps, il était décidé à infliger à son adversaire un maximum de dommages. Il se souvint du serment qu’on devait prononcer même dans la Brigade de Construction : « Si je meurs en combattant les machines, je rejoindrai ceux qui sont montés au Paradis avant moi et d’autres me rejoindront. » Il sombrait dans une transe qui le consumait et effaçait toute crainte de la mort.
Il donna l’assaut au mek, frappant plusieurs coups. Quelque part, quelqu’un criait des mots qu’il ne pouvait entendre. C’est alors qu’il entendit un déclic sonore, qu’il entrevit un flash de couleurs et qu’il sombra dans une lumière jaune. Ce fut comme une bourrasque de vent polaire et il fut gelé sur place.
Pétrifié, incapacité, il ressentit une secousse dans tout son corps, puis bascula. Il lui sembla tomber de très haut. Il claquait des dents et frissonnait. Il semblait tomber vers nulle part.
Finalement, il se retrouva sous les capteurs orange du robot. Totalement à sa merci.
La machine pressa la pointe de sa longue dague sur son cou.
— Je peux te tuer à présent.
Il entendit des cris, mais il était incapable de bouger. La machine pensante allait le tuer, et ce combat n’était même pas réel. Il s’était comporté comme un idiot.
Loin, très loin, il reconnut des voix familières – deux ? :
— Vergyl ! Vergyl ! Arrête ce maudit truc, Noret !
Il essaya de lever la tête et de regarder de côté, mais cela s’avéra impossible. Chirox pointait toujours sa dague sur sa veine jugulaire. Tous ses muscles étaient tétanisés, comme s’il était enfermé dans un bloc de glace.
— Qu’on me donne un pistolet disrupteur !
Il reconnut la voix, enfin. Xavier. De manière incongrue, il était plus préoccupé par la désapprobation de son frère que par sa mort.
Mais le mek se redressa et leva sa dague.
Il entendit alors d’autres voix, des claquements de bottes et d’armes. Il discerna vaguement des mouvements, des uniformes de jihadis. Xavier lança d’autres ordres à ses hommes, mais Chirox retira sa dague, toutes ses autres armes et rentra ses quatre autres bras dans son torse. Et les fibres optiques de ses yeux reprirent un éclat doux.
Zon Noret se plaça devant son robot.
— Ne tirez pas, Segundo. Chirox aurait pu le tuer, mais il ne l’a pas fait. Il est programmé pour profiter de la faiblesse de son adversaire et lui porter un coup mortel, mais il en a décidé autrement.
Chirox se redressa alors et déclara : « Je ne voulais pas le tuer. Ce n’était pas nécessaire. »
Vergyl parvint enfin à se tenir debout.
— Ce mek a fait preuve de… compassion ? (Il avait encore la tête qui tournait à la suite du mystérieux tir de paralyseur.) Imaginez ça… Une machine dotée de sentiments.
— Ce n’était pas de la compassion, dit Xavier en l’aidant à se remettre sur pied.
— Mais c’était très étrange, insista Vergyl. Tu as vu la douceur dans son regard ?
Zon Noret, penché sur son mek, examinait son panneau d’accès, les chiffres des instruments et effectuait des réglages.
— Chirox a simplement évalué la situation et s’est mis en mode de survie. Mais il y avait sans doute quelque chose enfoui profondément dans son programme original.
— Les machines ne se soucient guère de survivre, répliqua Xavier. Vous l’avez constaté sur la Colonie de Peridot. Elles se lancent dans la bataille sans se soucier de leur sécurité. Non, il y a quelque chose qui ne va pas dans le programme de votre mek, un glitch.
Vergyl se tourna vers Chirox et surprit l’éclat de ses yeux. Il crut y discerner quelque chose d’animé, une étincelle vive qui l’intrigua et l’effraya dans le même temps.
— Les humains eux aussi peuvent apprendre la compassion, déclara Chirox, de façon inattendue.
— Je vais le sonder complètement pour le reprogrammer, dit Noret, d’un ton peu assuré.
Xavier examinait son frère. En l’entraînant vers la sortie, il lui dit :
— Tu m’as fait très peur.
— Je voulais seulement affronter un véritable adversaire, pour une fois.
Xavier parut profondément peiné.
— Vergyl, je crains que tu n’aies ta chance. Le Jihad n’est pas près d’être fini.